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Loeve&Co-llect: Couvre-feu toi-même

Loeve&Co-llect: Vingt-huitième semaine. Chaque jour à 10 heures, du lundi au vendredi, une œuvre à collectionner à prix privilégié, disponible uniquement pendant 24 heures. Collectionner n'a jamais été aussi enrichissant...

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Heure et lieu

19 oct. 2020, 09:59

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À propos de l'événement

Semaine 28 : Couvre-feu toi-même

Une fois n’est pas coutume: cette semaine l’actualité télescope l’histoire (de l’art). L’irruption inattendue du terme couvre-feu dans une période de guerre contre le virus qui a également eu comme conséquence – très – collatérale le lancement de notre programme hebdomadaire Loeve&Co-llect, nous a en effet rappelé à quel point les batailles, les individus qui les mènent et les armes qui y sont mobilisées, forment un contingent nourri et ininterrompu dans les grandes œuvres du passé (La Bataille de San Romano par Paolo Uccello en étant, parmi d’autres, exemplaire) comme du présent (en cours depuis septembre 2008, L’Encyclopédie des guerres de l’artiste et écrivain Jean-Yves Jouannais en fournit une vertigineuse et borgésienne illustration).

Progressivement au cours des siècles, avec une accélération à l’époque moderne, le tableau de l’héroïsme à la Ucello, retraçant les grands gestes victorieux dans le détail de leurs coups d’éclats de bravoure ou de stratégie, a laissé place à une vision plus intime, plus microscopique de la guerre, à échelle humaine. Exemplaire en la matière est l’entreprise du peintre Gérard Gasiorowski, à l’orée des années 1970; empêtré dans une lutte intérieure entre image, histoire et médium, Gasiorowski met en scène à l’intérieur de son œuvre même les tourments et difficultés qui l’assaillent, en tant qu’individu comme en tant que peintre, à cette charnière de l’histoire des avant-gardes où la peinture est devenue si suspecte qu’il faudrait, suivant la propre terminologie de l’artiste, la reprendre à l’ennemi

Rétrospectivement, dans la revue Art Press, Jean-Yves Jouannais dissèque comment, se substituant aux tableaux héroïques des siècles précédents, cette peinture de la défaite se place à hauteur d’homme. L’écrivain établit la généalogie de cette évolution : C'est ainsi que la guerre de 1870, côté français, s'avère une compétition de fiasco et de lâcheté, d'impréparation et de sursauts calamiteux. Il resta aux peintres et illustrateurs des faits isolés, des actes de bravoure d'un soldat ou d'un petit groupe, quelques pépites d'héroïsme emportées dans les ruisseaux boueux de la débâcle. Contrairement à la matière épique et victorieuse que la geste napoléonienne avait offerte à ses commentateurs et à ses artistes, le conflit de 1870 contraint les peintres français à de petites scènes où la figure du héros refait son apparition. Un genre nouveau, en quelque sorte obligé, qui serait une peinture du soldat en place de la classique peinture d'Histoire.

Des portraits donc, quand la vastitude du panorama des batailles leur est interdit tant ce qui s'y déroule est marqué au sceau de l'infamie, de la trahison et de l'échec. Comme dans toute bataille perdue, dans les affrontements sous Sedan par exemple, des combattants isolés ont sauvé l'honneur par leur bravoure et leur esprit de sacrifice. Grâce à ces soldats exemplaires, la défaite est transfigurée et la mémoire a été contrainte de conserver le souvenir des marsouins de Bazeilles défendant la maison de leurs dernières cartouches, des cavaliers du général Margueritte chargeant sur le plateau de Floing, des fantassins du calvaire d'Illy. Les eaux-fortes d'Auguste Lançon pour L'Illustration ou Le Monde illustréou les dessins de Dick de Lonlay réinventent ou réajustent une peinture d'histoire privée de victoire. Ils ont répandu la conviction qu'à Sedan comme à Gravelotte ou à Saint-Privat le soldat français avait fait son devoir quand l'armée, quant à elle, avait démérité. Cette concentration sur les hommes, sur quelques figures, n'a pas d'autre sens que celui du désaveu. Les généraux disparaissent. On les sait responsables. Le soldat les remplace au premier plan, souvent à l'intérieur d'espaces clos plutôt qu'au sein du paysage. Jusqu'à cette toile de Paul Émile Boutigny (1854-1929), Le Combat de Villepion-Faverolles, représentant un mobile sans uniformes, agenouillé au milieu d'une rue, attendant l'ennemi, fusil à l'épaule. Il est seul, condamné à mourir. Il est vu de dos.

Du côté allemand, on a eu, en revanche, une matière illimitée à célébrer et à glorifier dans ses grandes largeurs. Les peintres de batailles allemands purent s'offrir des points de vue majestueux sur les différents champs de bataille et autres sièges où leurs troupes s'illustrèrent sans conteste. Les peintres officiels avaient toute légitimité pour s'accorder les vues générales, exhaustives, des victoires nationales. Le plus célèbre de ces tableaux est justement un immense panorama peint par Anton von Werner, peintre officiel de l'Empire, et installé à Berlin Alexanderplatz. Inaugurée au début des années 1880, La Bataille de Sedan demeura longtemps l'une des curiosités artistiques de Berlin.

Or, il est frappant que la Guerre de Gasiorowski se focalise sur des détails d'un champ de bataille. Même si le dispositif d'accrochage tend à mimer le panorama, toute vue d'ensemble nous est interdite de fait. De ce point de vue précisément, on peut arguer que le peintre traite d'une vision de l'histoire et ne se contente aucunement d'un discours sur la pratique picturale. Nous sommes plus proches de Alphonse de Neuville que de Louis-François Lejeune.

Dans une liste établie en 1975, Gasiorowski regroupe, sous le thème plus général de Régressions, différentes séries : Étant donné l'adorable leurre, les Fleurs, les Chapeaux, les Catastrophes et les Faux Picasso exposés à la galerie Éric Fabre à Paris. La Guerre n'est pas de cette engeance. N'étant pas une régression préméditée, elle laisse supposer que son enjeu puisse être, en partie du moins, extra pictural. En cela, cette expérience de La Guerre s'avère une exception dans l'œuvre, un moment où le méta-discours s'amenuise jusqu'à disparaître pour délivrer une parole inédite qui relèverait de la confidence intime, du récit personnel, de la subjectivité d'un souvenir d'enfance.

Ce souvenir d’enfance, pour Gasiorowski né en 1930, ne saurait différer beaucoup de celui évoqué par le romancier Georges Pérec dans son autobiographie (à clés) parue en 1975, W ou le souvenir d’enfance, qui débuta ainsi : Je n'ai pas de souvenir d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes: j'ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six; j'ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m'adoptèrent. Cette absence d'histoire m'a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n'était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente? Je n'ai pas de souvenirs d'enfance: je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé: une autre histoire, la Grande, l'Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place: la guerre, les camps. A treize ans, j'inventai et dessinai une histoire. Plus tard, je l'oubliai. Il y a sept ans, un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s'appelait W et qu'elle était, d’une certaine façon, sinon l'histoire, du moins une histoire de mon enfance.

Comme Gasiorowski et Pérec, les artistes que nous avons réunis pour cette semaine n’ont pas tous connu la guerre en vrai, souvent elle n’est pour eux qu’un écho, mais un écho dont les blessures sont bien réelles. Nés au cours des années 1920, l’anglais Roy Adzak, l’autrichien Curt Stenvert et l’américain Leon Golub ont traversé la seconde Guerre mondiale en jeunes hommes, encore dans le souvenir d’enfance de la première, vécue intensément par leurs parents, tandis que, né en 1942 dans les débuts de la dictature franquiste, le catalan Antoni Miralda retourne à partir de 1962 la violence militaire en parodie, avec ses objets à base de dérisoires et répétitifs petits soldats de plastique: mais quelle(s) guerre(s) hantent alors son imaginaire post-adolescent: la civile, qui a juste précédé sa naissance, la seconde, à laquelle l’Espagne n’a officiellement pas pris part, pendant laquelle il est venu au monde, ou les guerres d’indépendance, qui ont scandé sa jeunesse, Algérie et Vietnam en tête? Ainsi que l’a saisi Jean-Yves Jouannais à propos de Gasiorowski, on pourrait avancer que le soldat blanc de Miralda, sans uniforme ni arme reconnaissable à coup sûr, n’est pas celui d’une armée ou d’une guerre spécifique, mais un symbole, un souvenir… Né en pleine Guerre du Vietnam, le musicien et dessinateur Daniel Johnston, diagnostiqué maniaco-dépressif et fréquemment hospitalisé en hôpital psychiatrique, remplit ses chansons et ses œuvres de combats homériques qui mêlent, en vrac, les guerres mondiales, les exploits des super-héros en guerre permanente contre le Mal et sa propre lutte contre ses tourments intérieurs. Dans la chanson Man at War, publiée en 1983 sur son quatrième album home made More Songs of Pain, désarmé il brosse son autoportrait en combattant impuissant et absurde:

Il n'avait pas d'armée, il se battait seul;

Et sans aucune raison: c’était juste un homme en guerre.

Le couvre-feu, le vrai, c’est peut-être celui que l’on s’autorise à soi-même.

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