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Loeve&Co-llect: Ivan Da Silva Bruhns
lun. 26 oct.
|www.loeveandco.com
Loeve&Co-llect: Vingt-neuvième semaine. Chaque jour à 10 heures, du lundi au vendredi, une œuvre à collectionner à prix privilégié, disponible uniquement pendant 24 heures. Collectionner n'a jamais été aussi enrichissant...


Heure et lieu
26 oct. 2020, 09:59
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À propos de l'événement
Semaine 29 : Ivan Da Silva Bruhns
Brésilien ayant passé toute sa vie en France, disparu à l’âge de cent ans, cousin germain des écrivains Heinrich et Thomas Mann, maître incontesté du tapis Art Déco, ayant œuvré pour Jacques Doucet ou le maharajah d'Indore, collectionné par le Metropolitan Museum et le Centre Pompidou, Ivan Da Silva Bruhns est le plus célèbre des peintres inconnus.
Bien sûr, spécialement en France les génies touche-à-tout apparaissent souvent, dans un premier temps, comme des dilettantes, surtout s’ils ont frayé avec les arts décoratifs.
Pourtant, le cas d’Ivan Da Silva Bruhns est frappant. D’abord, et avant tout, sa peinture est éminemment singulière. Elle peut évoquer ses contemporains Max Ernst ou Francis Picabia, mais sa coloration précolombiennela dote d’une séduction et d’un mystère très personnels. Les thèmes qui s’y déploient, ces jeux de masques, ces créatures chimériques, leurs liens avec l’ornement, le décor, sont particulièrement actuels, comme en témoignait la présence de ses créations dans la grande exposition Decorum. Tapis et tapisserie d'artistes, en 2013-2014 au Musée d'art moderne de la ville de Paris.
La redécouverte de la peinture d’Ivan Da Silva Bruhns est par ailleurs légitime, car il s’est toujours considéré comme un artiste-peintre qui fait des tapis. Et il a arrêté sa production textile après une dizaine d’années, en pleine gloire, pour se concentrer sur sa production picturale. Déjà, après ses études de biologie et de médecine, il s’est toujours revendiqué comme peintre, et à ce titre a participé pleinement à l’actualité artistique parisienne, exposant notamment au Salon des indépendants de 1911 à 1923, et au Salon d'automne de 1913, 1921, 1931, 1951 et 1952. Mal connue et nullement étudiée jusqu’alors, sa production picturale va faire l’objet d’un travail critique totalement inédit, notamment autour de son importance dans le cercle du peintre, sculpteur et philosophe autrichien Wolfgang Paalen, proche d’André Breton, membre du groupe surréaliste, installé au Mexique à compter de 1939.
En outre, l’inspiration de Da Silva Bruhns est indissociable de sa connaissance de l’art précolonial d’Amérique Latine qui l’a conduit à explorer un ensemble de formes qui, aujourd’hui, sont vues dans une perspective totalement renouvelée, comme en témoigne, par exemple, le regain d’intérêt pour les œuvres plastiques d’Anni Albers ou de Sheila Hicks.
Ivan Da Silva Bruhns est un très grand peintre, dont la place unique dans l’histoire de l’art en France est vouée à être largement réévaluée. Nous conduirons ce travail à travers une exposition et une publication, à la galerie et dans des événements d’envergure internationale. Pour mener cette entreprise, nous avons décidé d’abord de vous la présenter à travers ce programme Loeve&Co-llect qui nous tient à cœur, puis de vous proposer d’y participer à nos côtés, en nous aidant à financer notre stock ainsi que les actions nécessaires, en acquérant une de ses fascinantes peintures dans des conditions extrêmement privilégiées.
Bien que né à Paris le 5 janvier 1881, Ivan da Silva Bruhns décide de conserver toute sa vie la nationalité de ses parents brésiliens. Il commence par étudier la médecine à l’université de la Sorbonne, et entreprend parallèlement une carrière de peintre. Autodidacte et élève à l’Académie d’art de Ferdinand Humbert et à celle de Paul-Élie Ranson, il reste toujours très évasif sur sa formation artistique lors des rares entretiens qu’il donne. En revanche, il attribue volontiers son évolution artistique à ses professeurs de sciences et à ses maîtres tels que le professeur d’anatomie Mathias Duval et le biologiste Félix Le Dantec. Au cours de la Première Guerre mondiale, il quitte le front pour cause de maladie, et profite de sa convalescence pour s’intéresser aux arts décoratifs tels que la céramique, la mosaïque et le textile, mais seule la création de tapis retient durablement son attention. Son intérêt pour les tapis s’accroît lors de la visite en 1917 d’une exposition au musée des Arts décoratifs, consacrée aux arts marocains.
Artiste-peintre réalisant des tapis, Ivan da Silva Bruhns reçoit la reconnaissance de ses pairs dès sa première exposition à Paris en 1919 à la galerie des Feuillets d’art. Les ébénistes Louis Majorelle, Émile-Jacques Ruhlmann, Jules Leleu et son ami Jacques Adnet lui commandent des tapis pour accompagner leurs intérieurs. Sa collaboration avec la famille Leleu de 1924 à 1936 donne lieu à des réalisations monumentales telles que les aménagements des paquebots Île-de-France (1927), Atlantique (1931) et Normandie (1935) ainsi que le salon des Nations-Unies à Genève. Les Archives nationales conservent également des documents sur plus d’une dizaine de commandes émanant du Sénat, du Collège de France ou du ministre de l’Intérieur de 1937 à 1960. Dès 1925, il vend ses tapis au 9 rue de l’Odéon à Paris dans les salons Arts d’aujourd’hui puis, à partir de 1937, il déménage au 79, rue du faubourg Saint-Honoré.
À la fin de sa vie, il continue de participer au renouvellement de l’art français, notamment lorsqu’il se propose en 1950, de séjourner à Rio de Janeiro et à Sao Paulo. Conscient de l’attrait qu’exerce l’art français au Brésil et des voies commerciales et culturelles que ce pays représente, il désire user de tous les moyens de propagande qu’il jugera nécessaire pour favoriser les échanges franco-brésiliens.
Grâce à un réseau d’amis artistes tels que Maurice Denis, Jacques Villon, Paul Signac et plus tard Elena Vieira da Silva, il s’intègre à la scène artistique parisienne et affirme, dès le début de sa carrière, ses positions anti-académiques et ouvertes aux sources non occidentales. Au début de sa carrière, il alimente ses recherches grâce à la lecture de l’ouvrage de Prosper Ricard, Corpus des tapis marocainspublié en 1923. À partir de cette date, ses choix stylistiques et techniques rejoignent ceux prônés dans ce livre: agencement des motifs en disposition très dense, gammes de couleurs chaudes, technique du point noué avec le fil de laine sur la trame du tapis. De la publication de Ricard, l’artiste retient aussi, pour l’ensemble de sa création, la nécessité de maîtriser tout le processus d’élaboration d’un tapis: mise en carte, sélection des matériaux et choix de technique de réalisation.
Dans ses créations, le créateur de tapis Ivan da Silva Bruhns cherche aussi l’harmonie plastique, d’abord celle des fils entre eux qui se ploient, celle de la matière avec le décor qui l’abrite et enfin celle de la technicité occidentale avec les motifs extra-occidentaux. Dans un entretien donné à Roger Nalys, le créateur précise que: Un tapis doit s’harmoniser complètement avec l’architecture intérieure de la pièce, ce qui ne peut être naturellement obtenu qu’avec une œuvre entièrement conçue pour elle. Ivan da Silva Bruhns élabore l’ensemble de son œuvre autour de ce qu’il nomme la loi de subordination qui est pour lui essentielle dans le tapis, qui est un élément presque immobilier dans l’architecture intérieure. Cette loi régit la décoration du tapis dans la répartition des surfaces nues et décorées, le rythme général des lignes, le détail des arabesques. Ces propos recoupent ceux de l’ébéniste américain Gustav Stickley lorsqu’il écrit dans la revue Craftsman: Un tapis doit être, en apparence et en réalité, solide et résistant; son motif doit être discret pour contribuer à donner aux meubles de la pièce un cadre calme et harmonieux, et ses couleurs doivent être douces et sobres, et reprendre les tons prédominants dans la conception décorative de l’ensemble.
De cette perception découle l’importance de la planéité de la composition du carré de laine qui doit être sans perspective, sans ombres ni dessins floraux ou figuratifs qui risqueraient de distraire l’œil. Cette affirmation est déjà formulée dès la fin du XIXe siècle par le décorateur anglais John Gregory Crace qui déclare, en 1840: Il est dans l’essence même du dessin d’un tapis de conserver un aspect parfaitement plat. Quelques années plus tard, en 1856, le théoricien anglais Owen Jones publie La grammaire de l’ornement et élargit ce propos à l’ensemble des arts décoratifs lorsqu’il suggère d’apposer des formes planes sur des surfaces lisses. De plus, la réduction de la palette chromatique à trois ou quatre couleurs, le refus du pastiche ainsi que l’emploi d’un vocabulaire géométrique s’assimilent davantage aux réalisations picturales cubistes de Robert Delaunay qu’aux productions à thème floral de ses contemporains tels que Louis Süe, André Mare, l’atelier Martine de Paul Poiret et Gustave Fayet.
Ce lien avec l’univers pictural outrepasse les simples transpositions plastiques puisque Ivan da Silva Bruhns n’a de cesse, tout au long de ses échanges, de se présenter comme un artiste-peintre. La présentation même de ses tapis rejoint celle des toiles, notamment lorsqu’il les installe à la verticale, sur un support en bois telles des pièces qui méritent les mêmes soins qu’une toile de maître. Sa passion première pour la peinture tisse donc, à mesure de sa carrière, toute la trame de ses idéaux artistiques et noue, de manière inaliénable, cette discipline avec celle du tapis. Inversement, à la fin de sa vie, lorsqu’il revient à la pratique picturale, il transpose ses compositions de laine sur la toile. Une partie de sa production picturale (dix toiles) a d’ailleurs été découverte à l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Ce legs, effectué par Madame Haas, probablement la fille de l’exécutrice testamentaire de l’artiste, Andrée Brunswic, met en lumière une reprise des motifs précolombiens employés dans ses tapis. Dans ses portraits, il transforme ces formes géométriques souvent zoomorphes en figures anthropomorphes, mais conserve le même système d’imbrication formelle. Les correspondances entre son statut de tisserand et de peintre dévoilent une logique matricielle entre ses œuvres, une sorte d’algorithme ornemental qui varie en fonction des couleurs, des dimensions et de l’agencement des formes imbriquées. Toute l’œuvre d’Ivan da Silva Bruhns s’élabore autour d’un dialogue permanent entre les disciplines, entre les différentes sources d’inspiration, à l’image d’une conversation transdisciplinaire et internationale.
Bien qu’il s’initie dès 1917 aux motifs berbères puis s’ouvre plus sporadiquement aux formes japonaises et indiennes, il s’achemine, à partir de 1930, de plus en plus sûrement vers l’épuration esthétique. Les ornements des artefacts précolombiens viennent répondre à ces exigences artistiques et conduisent à leur aboutissement des années de recherches esthétiques. Dans ses dernières créations, les motifs se dispersent de manière équilibrée sur la surface du tapis, tandis que les gammes chromatiques aux tons sourds se déploient sur la surface de la laine. Le regard qu’il porte sur les arts de l’Amérique pré-conquête est déterminant pour l’évolution de son œuvre puisqu’il poursuivra cette démarche jusqu’à la fin de sa vie. Son intérêt pour cette aire porte moins que la technique que sur les motifs. L’origine de ce choix formel survient probablement lors de ses voyages au Brésil et en Colombie en 1922 au cours desquels il a pu visiter les sites archéologiques, mais également les musées et voir les textiles contemporains qui regorgent de formes précolombiennes. Ses amis peintres comme le Mexicain Angel Zárraga et l’Allemand installé au Mexique Wolfgang Paalen ont aussi pu contribuer à l’intéresser aux arts de leur pays. En France, il a pu aisément contempler les artefacts de ces anciennes civilisations lors des expositions sur ce sujet à Paris et a dû, de loin ou de près, percevoir le nouvel engouement qu’elles ont suscité. En effet, l’artiste allemande, membre des Wiener Werkstätte, Maria Likarz-Strauss expose ses textiles pourvus de motifs sud-américains passés et présents lors de l’Exposition internationale en 1925 et une seconde fois en France lors du Salon des artistes décorateurs en 1930. Cinq ans plus tard, en 1935, François Carnot organise à la manufacture des Gobelins une exposition sur Les tapisseries de l’ancien Pérou, des origines au XVIIe siècle. Puis en 1937, le pavillon du Pérou décoré par Elena Izcue pour l’Exposition Internationale des Arts et Techniques appliqués à la vie moderne a sûrement interpellé le créateur. C’est au cours de ces années qu’il emploie systématiquement les arts précolombiens dans ses tapis et ses compositions géométriques renvoient d’ailleurs clairement aux ornements de la façade du pavillon péruvien.
S’il choisit ces sources, il semble que l’Amérique latine le choisisse également puisqu’il reçoit, à plusieurs reprises, des commandes du gouvernement mexicain. En effet, dans la revue Mobilier et décorationd’octobre 1927 figurent quelques tapis de l’artiste brésilien dont un réalisé pour la Légation du Mexique à Paris. Au centre du tapis, trône le traditionnel aigle aztèque posé sur un figuier de Barbarie: la position du rapace ceint dans un cercle et les rinceaux de l’arbuste renvoient directement au codex Mendoza conservé à Oxford tandis que le médaillon central renvoie au drapeau mexicain; enfin, les deux motifs géométriques de couleur claire disposés de part et autre de l’élément figuratif ainsi que le sur-cadrage de lignes imbriquées entre elles, rejoignent également les traditions stylistiques précolombiennes, du Mexique comme du Pérou. Cette commande marque sans doute le début du dialogue entre Ivan da Silva Bruhns et les arts précolombiens.
Quoique la découverte des arts précolombiens renforce les travaux de recherche d’Ivan da Silva Bruhns, elle n’en est pas pour autant l’aboutissement. Une fois les motifs assimilés, le tisserand les décline de plusieurs manières, du plus dense au plus épuré, tout en modifiant les couleurs et les tailles. Ainsi que le note Raymond Cogniat en 1931: Il utilise des petits détails dont la répétition devient un élément décoratif. En décontextualisant le motif précolombien, en le transposant sur un autre support et en le répétant au sein d’un même tapis ou dans toute son œuvre, Ivan da Silva Bruhns transforme le symbole pré-cortésien et pré-incaïque en outil ornemental, dans sa conception occidentale. Sous l’action de l’artiste, la mosaïque de laine devient le réceptacle des dynamiques et des possibilités formelles de l’esthétique précolombienne mais aussi du langage plastique formulé ou reformulé par le tisserand.
Vers 1934, les premières réalisations de sa période dite aztèquese caractérisent par des agencements formels simples, contre toute surcharge décorative, comme si l’artiste tentait progressivement de se familiariser avec ce nouveau répertoire ornemental.
Le projet de tapis réalisé en 1934, une gouache de 15 × 28 cm signée et datée par l’artiste, révèle ostensiblement son goût pour l’épuration esthétique déjà initié à la fin des années 1920. Les motifs ceints dans un rectangle forment deux taches rouge foncé sur une surface ocre et leur agencement met en exergue le passage entre la période géométrique et la période dite aztèquede l’artiste brésilien; l’utilisation progressive des figures précolombiennes s’harmonise lentement avec la ligne cubiste de la période précédente. Pour ce passage de ce dernier registre à celui des arts latino-américains précoloniaux, il choisit des formes et des méthodes de stylisation similaires à celles de l’art andin – l’emploi des critiques du terme aztèque pour qualifier cette période créative n’est que le symptôme de l’amalgame français sur les arts mésoaméricains. La figure zoomorphe stylisée dans un rectangle se retrouve dans l’aire andine précolombienne, mais aussi en Mésoamérique tout comme le motif des lignes en créneaux commun à toute l’aire précolombienne.
Grâce à sa rencontre esthétique avec les arts anciens de l’Amérique latine, Ivan da Silva Bruhns abandonne progressivement les modèles de composition avec des cadres noirs surajoutés comme il l’a fait pour le tapis d’inspiration berbère réalisé en 1927. Il décloisonne l’espace et laisse les dessins se poursuivre au-delà des limites de la laine, donnant l’illusion d’un espace en expansion. Les motifs tels que les lignes en chevrons, les créneaux et les grecques qui se retrouvent aussi bien dans l’art africain qu’asiatique et précolombien deviennent plus récurrents et apparaissent comme un leitmotiv dans son œuvre. Par l’emploi de ces formes, le tisserand lie différentes cultures et différentes époques et leur rencontre sur le tapis met en avant l’idée d’une base ornementale universelle.
Outre les formes géométriques, il s’approprie plusieurs représentations figurées du répertoire précolombien, ce qui, dès 1935, fait prendre un tournant notable à son processus créatif: l’emploi de figures précolombiennes devient central. Dans le projet de tapis réalisé en 1935 et numéroté 1498, trois ornements grège – deux visages zoomorphes de profil liés par des lignes à chevrons – se détachent sur un fond brun foncé. Dans le panthéon maya, cette figure représente un crocodile retranscrit en écriture glyphique et se retrouve, entre autres, sur les sculptures des sites de Kaminaljuyù au Guatemala ou à Izapa dans le Chiapas au Mexique datés d’environ 200 avant Jésus-Christ. De plus, l’organisation des figures, positionnées de face ou en miroir, reprend une caractéristique stylistique employée par les traditions précolombiennes.
En 1937, pour le tapis numéroté 2031, il réutilise aussi des figures du panthéon précolombien, notamment celles du serpent et du jaguar. Au centre du tapis, le tisserand place un félin entouré de sept serpents disposés de manière asymétrique, qui renvoie directement à l’horizon culturel de cupisnique-chavín. En effet, s’il n’y a pas de comparaison directe, le style géométrisé, l’agencement de maintes figures autour d’un motif central ressemblent davantage aux premières civilisations péruviennes. Ces liens stylistiques apparaissent comme d’autant plus pertinents que l’année de réalisation de ce tapis coïncide avec la présentation du pavillon du Pérou à l’Exposition internationale de Paris qui déploie, sur ses façades, des motifs de l’horizon chavín.
Cette même schématisation se retrouve dans une commande datée du 16 décembre 1937 (fig. 58) dans laquelle le tisserand brésilien doit exécuter trois tapis au point noué dont un pour le bureau de l’administrateur du Collège de France. Sur une base brune foncée, un large ornement au centre de couleur beige s’organise en deux parties qui se font face. À nouveau, Ivan da Silva Bruhns reprend le positionnement en miroir des figures précolombiennes ainsi que les quatre petits rectangles situés au centre d’une forme triangulaire. Ce dernier motif, très communément utilisé dans les représentations précolombiennes, peut représenter une montagne avec une caverne au centre, soit le symbole du lieu d’origine des dieux. Il est intéressant de comparer cette réalisation avec le projet initial réalisé à la gouache et découvert dans le fond d’atelier d’Ivan da Silva Bruhns. Cette étude préparatoire du tapis acheté par l’État pour le Collège de France permet de constater d’une part que l’artiste n’a pas modifié sa composition et d’autre part qu’il maîtrise le pinceau du peintre. Par transparence, une esquisse au crayon se laisse deviner et montre les étapes successives du projet avant l’application de la couleur. À la manière d’une huile, le peintre et créateur de tapis cherche à retranscrire les nuances de la laine ainsi que le flou imprécis qu’elle dégage.
Ce projet s’apparente quelque peu à la gouache numérotée 1851 réalisée en préparation du tapis de 1937. Sur un format à l’italienne se dégage une large gamme de rouges sur laquelle ressort une figure de couleur ocre constituée de formes géométriques imbriquées et se déployant sur chacun des côtés par des lignes de créneaux successives empilées les unes sur les autres. Ces enfilades de droites crénelées sont réutilisées à maintes reprises par l’artiste. Bien que ce dernier ait fortement géométrisé la figure, elle semble puiser ses traits dans la culture pré-incaïque Chavin, en particulier dans la stèle Raimondi. Les traits de la bouche, le jeu du nez et des yeux, ainsi que les grecques enroulées de bas en haut renvoient à l’iconographie de cette sculpture.
Si da Silva fait aussitôt surgir à l’esprit l’image de l’Amérique du Sud, vaste, luxuriante, chaude, il ne reste pas moins très silencieux à propos de ce choix artistique et ne nous permet pas d’appréhender ses connaissances sur les significations du panthéon précolombien. Les seules indications notables se trouvent dans les titres de quelques tapis et rideaux, notamment deux créations nommées Maya et Cortèz. Un cliché conservé dans les archives de l’artiste laisse un léger doute sur la nature de la première. Cependant, René Chavrance, dans un article publié en 1939, fait référence aux rideaux d’Ivan da Silva Bruhns tissés sur des métiers à main, ceux d’avant les métiers Jacquard et décrit à cette occasion des décors brodés manuellement, disposés sur des tissus à la mode tels que la soie, le lin ou le chintz.
Le premier rideau, intitulé Maya représente plusieurs frises, l’une constituée d’animaux ailés monstrueux et l’autre de motifs géométriques abstraits de couleurs foncées tissés sur une surface claire.
À l’image du précédent, le second rideau, appelé Cortèz du nom du conquistador espagnol, est orné de figures géométriques aux tonalités sombres sur un fond clair. Des formes anthropomorphes et zoomorphes sont réparties sur toute l’étendue du support. La queue de cet élément secondaire ressemble à celle du crotale dans les représentations pré-cortésiennes comme celles du temple de Quetzalcóatl à Teotihuacán et de Tula dans l’État d’Hidalgo (Mexique). Si le tisserand n’a probablement pas visité les ruines mexicaines, il a pu voir des photographies, gravures ou autres reproductions présentant des éléments similaires. Bien que le lien précis entre l’intitulé de l’œuvre et les éléments figuratifs reste difficile à élucider, ces motifs s’inscrivent dans une série dont la thématique est principalement mexicaine.
Ce thème mexicain se retrouve dans un tapis nommé Aztèques réalisé en haute-laine pour la manufacture de Savigny et comportant trois motifs noirs disposés sur un fond vert émeraude. Dans la partie supérieure de la surface se déploient deux petits éléments décoratifs pourvus de grecques, de lignes imbriquées entre des carrés pleins et d’autres vides. Le décor central, de dimensions plus importantes, se décompose en six épaisses lignes noires en escalier repliées sur elles-mêmes. Bien que l’appellation aztèque indique un lien avec les arts anciens mexicains, l’analyse stylistique, quant à elle, se rapproche plutôt des réalisations pré-incaïques notamment de la culture cupisnique-chavín du Pérou. En effet, l’agencement géométrique ainsi que les lignes successives crénelées terminées par des grecques rejoignent la facture de la stèle Raimondi située sur le centre cérémoniel de cette civilisation.
Dans la même série mexicaine, le tisserand brésilien crée un projet de tapis titré Yucatán du nom de la province située sur la pointe Est du Mexique et peuplée par la civilisation maya. La partie inférieure de la gouache préparatoire est ornée d’une large ligne bleue accidentée tandis qu’un imposant motif géométrique fait de méandres occupe tout l’espace supérieur. Peinte dans un camaïeu de bleu, la figure principale représente un aigle posé sur un support, probablement un cactus, et agencée sur une surface grège scindée par un épais trait blanc. Le traitement stylistique ne dénote pas de liens avec la culture maya mais la figure ailée posée sur une plante de la famille des cactées rejoint directement les traditions artistiques mexicaines.
Ces exemples représentent peu de choses au regard de l’intense productivité de l’artiste, d’autant plus que les tapis et les rideaux ne sont qu’une partie de sa production. Il réalise aussi des moquettes et des tapisseries (Pomone, par exemple en 1951 pour l’ambassade de France au Cap en Afrique du Sud), et dessine des tapisseries de chaises pour le décorateur Georges Renouvin, etc.
Les parallèles effectués entre les tapis d’Ivan da Silva Bruhns et les formes mésoaméricaines et pré-incaïques démontrent l’étendue de son regard sur ces productions. Les contours nettement marqués, l’absence de détails de certaines réalisations, l’habitude d’enserrer la figure dans un parallélépipède visible ou virtuel et enfin la stylisation du motif pris entre la figuration et l’abstraction sont des techniques esthétiques parfaitement adaptées aux exigences du tissage et au manque de précision des contours en laine.
Les nuances apportées sur les sources d’Ivan da Silva Bruhns permettent de remettre en question le qualificatif de période aztèque employé jusqu’alors par les historiens et les critiques pour définir la dernière phase de sa création. Une vision binaire de ses sources d’inspirations – art africain ou art aztèque – émise par des spécialistes tels que Félix Marcilhac et Susan Day s’avère en réalité plus complexe. Par ailleurs, les liens entre sa nationalité brésilienne et ses inclinations latino-américaines restent superficiels. Si son origine sud-américaine l’incite probablement à se tourner vers le continent de ses ancêtres, il n’utilise pas pour autant le répertoire iconographique du Brésil et son appropriation des arts précolombiens à la fin des années 1920 est davantage due au contexte artistique français, propice à l’ouverture vers ces aires culturelles. Il semblerait donc plus approprié de parler d’une période d’inspiration précolombienne. En effet, à partir de 1930, il s’intéresse aux motifs précoloniaux latino-américains, intégrant çà et là quelques formes identifiables, comme dans la gouache numérotée 1379 appartenant à la collection Roth. Ce tâtonnement esthétique perdure environ jusqu’en 1937, date à laquelle il se consacre entièrement à ce registre formel – probablement sous l’impulsion de l’Exposition internationale – et ce jusqu’en 1939, lorsque la Seconde Guerre mondiale le contraint à fermer sa manufacture.
La postérité de l’œuvre d’Ivan da Silva Bruhns peut se lire dans les réalisations de ses successeurs et, notamment dans l’œuvre de son élève Paule Leleu (1906-1987). Fille de l’ensemblier français Jules Leleu, elle se présente comme l’exemple le plus probant de l’impact esthétique des productions du tisserand brésilien.
Élodie Vaudry
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